[EDITO] Les Futur.e.s des territoires s’inventent en Afrique 

Casablanca accueillera la seconde édition de Futur.e.s in Africa les 28 et 29 octobre prochains. Le festival placera au coeur de sa programmation la question des territoires durables, DANS LEURS DIFFérentes échelles : les villes, les zones rurales, le PÉRI-urbain.
A Futur.e.s le 13 juin dernier, nous avons lance une PREMIÈRE RÉFLEXION sur ces THÈMES avec la question des villes. nous avons rencontré Sénamé Koffi Agbodjinou pour qu’il partage avec nous sa vision des villes africaines de demain.
Sénamé koffi agbodjinou pendant la conférence « 2030 : innover en mode sans échec pour éviter le 404 error ! » à futur.e.s 2019

Réinventer la ville durable

La question urbaine est l’un des enjeux les plus importants de notre siècle : comment adapter les villes aux besoins sociétaux tout en répondant aux impératifs environnementaux ? Futur.e.s in Africa s’inscrit dans la continuité de Futur.e.s Paris, qui place la ville durable au centre de sa programmation, et veut faire entendre les voix plurielles de l’innovation afin que les différents acteurs africains et européens puissent se rencontrer et formuler des solutions innovantes, atypiques et ambitieuses pour se projeter vers un avenir durable.

Architecte, anthropologue, urbaniste, chercheur et militant, les multiples casquettes de Sénamé Koffi Agbodjinou font de lui la personne idéale pour ouvrir cette seconde édition de Futur.e.s In Africa et dresser un portrait du futur des villes africaines.

Le créateur de la plateforme “L’Africaine d’Architecture”, un espace qui se propose de réfléchir aux questions qui ont rapport à l’architecture et à la ville africaine, et fondateur de WoeLab, réseau de tech-hubs grassroots togolais “qui veut produire la ville de façon vernaculaire”, est intervenu à Futur.e.s Paris pour réinventer une innovation, plus éthique, plus responsable et plus durable.

Prise de vue de Mumbai par un drone (Crédit : Johnny Miller)

A qui appartiennent les Smart Cities ?

Les initiatives de Smart City ont le vent en poupe. De Lyon à Singapour, de Zenata à Stockholm, les villes ont un nouveau mantra : utiliser les nouvelles technologies pour devenir plus intelligentes. Récolter les données de leurs habitants pour mieux organiser l’espace urbain et mettre en réseau les infrastructures urbaines pour en optimiser le fonctionnement sont des projets futuristes qui se concrétisent.
Konza, Kigali ou Diamniadio, l’Afrique n’est pas en reste sur la question. Les Smart Cities se multiplient sur le continent jusqu’à devenir une nouvelle norme urbaine. Sur le papier ce sont de beaux projets ! Des villes qui connectent et re-connectent leurs habitants, qui mettent l’écologie au cœur de leur urbanité, des villes modernes à l’architecture avant-gardiste…

Pourtant des critiques à l’encontre de ces villes émanent de toute part. Sénamé Koffi Agbodjinou explique que “Dans l’approche classique de la smart cité, les technologies sont portées par des acteurs qui veulent vendre avant tout, c’est pour cela que la Smart Cité est souvent positionnée comme une grosse infrastructure pour pomper de la donnée”.
En effet, ces projets sont souvent pilotés par les grandes puissances telles que la Chine ou les États-Unis via leurs entreprises respectives, plutôt que des acteurs locaux, mettant ainsi en question la propriété des villes par ceux qui en contrôlent la data. La quantité de données captées et leur utilisation soulève également un débat quant à la protection de l’intimité des habitants et de la protection de leurs informations personnelles.

Sénamé Koffi Agbodjinou soulève un second écueil de cette approche très marchande des Smart City “Ce sont des villes produites par les nouvelles technologies, celles-ci évoluent sans cesse, aussi à peine avez-vous livré un projet de Smart Cité qu’il est déjà désuet : les technologies que vous aurez utilisées seront dépassées au moment-même où vous serez en train d’établir la ville. La Smart Cité se propose un peu comme un grand projet d’obsolescence programmée qui ne va qu’amener à consommer de la technologie et à la renouveler en permanence.” Dans ce modèle, les technologies ont tendance à se substituer aux instances sociales et à déshumaniser la ville. Réinventer la Smart City apparaît comme essentielle, l’architecte propose, comme alternative à ces stratégies capitalistes de la ville, de mettre en place ce qu’il nomme “l’humanisme du réseau”. Il s’agit de développer des technologies à échelle locale, adaptables aux besoins et ressources des habitants, afin d’en exploiter tout le potentiel et que chacun puisse se les approprier.

Boulevard reliant la gare routière d’Agbalépédo à Agoè Assiyéyé. Lomé, Togo (Crédit : aLome.com)

Réinventer la ville ? Oui, mais qui ?

A l’aube de 2050, l’Afrique comptera 2,5 milliards d’habitants, ce poids démographique fait du continent une puissance économique incontournable. Si cette population représente un pôle d’attractivité pour les entreprises étrangères qui perçoivent l’Afrique comme un nouveau marché de consommation, on parle de “l’émergence africaine”, il devient urgent pour le continent d’adapter ses villes à une telle densité, à la fois pour sa sauvegarde économique et sociale. Plus qu’un nouveau marché, cette surpopulation est un levier mondial pour donner l’impulsion de nouvelles villes durables qui s’émancipent des codes européens. Et si l’Afrique réussissait, avec le numérique, à inventer une économie inclusive et durable ? C’est aussi une question que pose Futur.e.s in Africa : le numérique dépasse le cadre du marché, c’est un véritable vecteur de la transition écologique des sociétés et des villes.

Si les débats sur la surpopulation en Afrique font rage, penseurs et démographes partagent l’avis de Sénamé Koffi Agbodjinou qui place l’explosion démographique en tête de liste des enjeux de pouvoir pour le continent : “Un humain sur quatre sera africain à partir de 2050, les plus grosses villes du monde seront en Afrique et ce que décideront les africains se fera globalement. A cause de l’échelle. Mais ça ne veut pas dire que ça se décidera uniquement en Afrique, les idées pourront venir aussi de l’Occident mais si elles ne sont pas acceptées en Afrique elles ne passeront pas à l’échelle.”

Sur ce sujet, Sénamé Koffi Agbodjinou est formel : le modèle des villes hérités de l’Occident et Smart City ne fonctionne pas en Afrique, “Le problème, c’est que la ville n’est pas le prolongement du village africain. La plupart des cités africaines ont été fabriquées artificiellement, comme un territoire le plus neutre possible, sans cohésion, sans aspérités.”. Selon lui, les africains ont aujourd’hui les moyens de régler ce problème et la responsabilité de le faire. Son poids démographique fera la force décisionnelle de l’Afrique. Allié cela à une connaissance numérique et à au développement de solutions locales, voilà ce qui forgera le futur des villes africaines.

Impulser du vernaculaire dans la ville africaine

Depuis 2012, Sénamé Koffi Agbodjinou défend ce qu’il nomme le “néo vernaculaire” dans la création urbaine : une société doit se tourner vers ses traditions pour innover en adéquation avec ses besoins. En Afrique, la ville doit s’inspirer du village, véritable construction collective de référence, plutôt que vers les modèles urbains occidentaux sourds aux impératifs locaux. L’architecte togolais propose une ville tournée vers la tech mais ancrée dans sa culture, où les habitants développent leurs propres solutions en fonction des besoins et des ressources locales. Une utopie urbaine où la ville s’inspire des habitats et coutumes traditionnelles africaines en tenant compte des facteurs climatiques et serait bâtie en matériaux locaux et façonnée par ses habitants. C’est une vision que défend Futur.e.s in Africa qui préfère les villes durables aux éphémères projets de Smart City. Plus que la panacée en réponse à une crise environnementale et sociétale, la ville durable est une décision consciente pour proposer une alternative urbaine profitable.

Un nouveau pensum de la ville ? Pas forcément. La tech ouvre la voie d’un horizon qu’il suffit d’embrasser : celui d’une ville inclusive, attentive aux besoins de ses habitants dans toute leur diversité. La ville doit être pensée en amont, pour tenir compte de la pluralité des expériences afin que les habitants soient acteurs dans les décisions de leurs territoires et puissent inventer leurs villes de demain.


Image de couverture : Prise de vue par drone de Nairobi par Johnny Miller.