« l’intelligence artificielle, ce sont des algorithmes capables de s’adapter »

On entend mille choses sur l’intelligence artificielle, des plus inquiétantes aux plus fascinantes. Mais Qu’en pensent vraiment ceux qui la côtoient tous les jours ? Futur en Seine lance Humans of IA pour donner la parole aux start-uppers, chercheurs, ingénieurs qui travaillent dans le domaine de l’intelligence artificielle. L’occasion de découvrir leur vision, leurs défis et de démêler les fantasmes de la réalité pour mieux comprendre le monde qui nous attend demain.

Pour ce premier portrait, nous sommes allés à la rencontre de Gwennael gate, cofondateur de Angus.ai, une start-up qui permet aux commerçants d’améliorer la relation client grâce à des caméras capables d’analyser les mouvements et émotions des personnes filmées. Vous pourrez tester leur technologie parmi les démos présentées à Futur en Seine cette année.       

Gwennael Gate, cofondateur de Angus.aiGwennael Gate, cofondateur d’Angus.ai

Futur en Seine : Qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser à l’intelligence artificielle ?

Gwennael Gate : On peut dire que c’est une passion. Aurélien (N.D.L.R. Aurélien Moreau, l’autre cofondateur d’Angus.ai) et moi, on a tous les deux fait une thèse en intelligence artificielle avant de travailler chez Aldebaran Robotics et de fonder Angus.ai.

FenS : Avez-vous un domaine de spécialité dans l’intelligence artificielle ?

G. G. : L’intelligence artificielle c’est un domaine très vaste, mais dans l’IA, il y a les technologies de perception. Comme leur nom l’indique, ces technologies permettent de voir, d’entendre, de comprendre le monde qui nous entoure. Pour dire cela avec des termes plus techniques, cela s’appelle du traitement de l’image et du son, du traitement automatique. C’est vraiment la phase qui m’intéresse dans l’IA et dans laquelle Angus.ai est spécialisé.

FenS : Quelle serait votre définition de l’intelligence artificielle ?

G.G. : Ce n’est pas une question évidente, personne n’a la même définition.

Pour moi, l’intelligence artificielle ce sont des algorithmes qui simulent une partie de l’intelligence humaine et qui démontrent une petite capacité d’adaptation.

L’informatique à l’ancienne n’avait pas vocation à s’adapter. Par exemple, un logiciel de bureautique comme Excel ou Powerpoint est vraiment un automate qui attend qu’on lui donne des ordres. Il va être capable de faire des opérations, mais tout le temps les mêmes, de manière absolument déterministe. Ce qu’apporte l’IA, en plus d’une capacité de calcul, c’est la possibilité de s’adapter un tout petit peu qui va permettre à la machine de ne pas être bornée à une tâche unique. Pour prendre un exemple, l’informatique aide depuis longtemps les ressources humaines à faire leur travail dans une entreprise. Après avoir trié 500 CV, les 10 sélectionnés vont être rentrés dans un fichier Excel qui va permettre de conserver l’information et d’en faire le suivi. Dans ce cas, l’intelligence artificielle va un peu empiéter sur le travail de l’humain parce qu’elle va être capable de prendre en charge la sélection des CV. Sélectionner un CV, ce n’est pas évident parce qu’il faut être capable de comprendre différents formats types, avec certaines personnes qui mettent la formation avant l’expérience professionnelle et d’autres qui font l’inverse. C’est une tâche qui n’est pas très compliquée pour un humain — c’est même probablement rébarbatif — mais pour l’ordinateur, c’était impossible avant que l’intelligence artificielle ne lui donne une petite brique d’adaptabilité qui lui permette de s’adapter à différents formalismes de CV.

FenS : Est-ce-que le degré d’adaptabilité de l’intelligence artificielle est variable ?

G.G. : C’est une bonne question parce qu’il y a des tâches qui demandent un grand degré d’adaptabilité et d’autres qui en demandent un petit. Aujourd’hui, l’IA ne sait gérer que des tâches avec des petits degrés d’adaptabilité. L’IA qui a battu le champion du monde de go est impressionnante parce qu’il faut être capable de s’adapter aux coups de l’adversaire, et néanmoins cela reste une capacité d’adaptabilité limitée. Par contraste, une IA serait incapable aujourd’hui de vider le lave-vaisselle parce que cela demande une capacité d’adaptation énorme. On n’en a pas l’impression parce que c’est facile pour nous humains de vider le lave-vaisselle, mais il faut être capable d’identifier toutes les formes d’assiettes, de verres, de tasses, de couverts qu’on a dans une cuisine, et de pouvoir les attraper dans le lave-vaisselle où ils sont rangés n’importe comment.

Aujourd’hui on s’inquiète beaucoup de l’intelligence artificielle, mais la réalité c’est qu’elle n’est capable de gérer que des micro-tâches comme de la sélection de CV ou du matching sur des sites de rencontres.

FenS. : À votre avis, l’intelligence artificielle sera-t-elle un jour capable de gérer des tâches nécessitant un haut degré d’adaptabilité ?

G.G. : Oui, je pense. Il y a environ cinq ans, on est passé d’une informatique automate à une informatique capable de gérer des choses un peu plus complexes, d’où le buzz de l’IA aujourd’hui. On va continuer d’augmenter la capacité des machines à comprendre leur environnement, mais ce n’est vraiment pas pour demain, plutôt pour après-demain.

FenS : Avez-vous une idée de l’horizon temporel que cela peut représenter ?

G.G. : Non je n’en sais rien, je dis juste que ce n’est pas pour demain. Il y a encore plein de problèmes à résoudre pour avoir des IA capables de se balader autour de nous. On ne s’en rend pas compte mais notre monde est très complexe. Une machine est capable de comprendre un monde relativement structuré alors que le monde familier est vraiment déstructuré. Et c’est pourtant dans ce monde-là qu’on aurait besoin de machines. En termes d’échelles de temps, je ne m’avance pas trop : ce ne sera pas avant cinq ou dix ans, et très honnêtement je pense que cela n’arrivera pas de manière déployée avant cinquante ans.

FenS : Pensez-vous qu’il faille s’inquiéter du développement exponentiel de l’IA ?

G.G. : On a raison de regarder l’intelligence artificielle comme quelque chose qui est là pour rester : ce n’est pas un buzzword qui va disparaître dans trois jours. L’IA, c’est vraiment une révolution qui se prépare depuis longtemps et il va falloir apprendre à vivre avec ces nouvelles capacités des machines.

Dans les années 70, l’informatique ne faisait absolument rien toute seule ; elle était dépendante de l’homme dont elle attendait les ordres. A partir du moment où on introduit l’intelligence artificielle, l’informatique devient capable de trier des CV, de transformer une dictée en SMS : ce sont des micro-tâches qui ne sont pas dangereuses. Mais forcément, cette capacité de l’informatique à faire des choses toute seule va augmenter, ce qui pose deux problèmes.

Le premier, c’est qu’on retire l’homme de son travail. La personne qui sélectionnait les CV ne le fera plus. Très honnêtement, je pense qu’elle va faire autre chose, je ne suis pas inquiet. Mais cela pousse forcément l’homme ailleurs dans son rôle au travail. Ce n’est pas un hasard si Benoît Hamon veut taxer les machines dans son programme présidentiel : c’est lié à ces évolutions qui font que des machines vont se mettre à travailler 7 jours sur 7, toutes seules et de manière autonome.

Et le deuxième problème, c’est que cela pose des questions sur la perte de contrôle des machines. À mon avis, ce n’est pas prêt d’arriver. À part deux ou trois uluberlus qui en font leur fonds de commerce, je crois que la plupart des spécialistes seraient d’accord pour dire qu’il s’agit de science-fiction. C’est un sujet philosophique, et non un sujet politique ou social urgent, et je trouve que certaines personnes ne disent pas assez clairement ces choses-là. On joue un peu trop sur le facteur peur de l’IA alors que nous sommes loin d’être capables de créer un robot comme Terminator qui viendrait tuer tout le monde.

FenS : Justement, puisqu’on parle de science-fiction, y a-t-il des livres, films ou séries de où vous trouvez que l’IA est bien représentée ?

G.G. : C’est rare de voir quelque chose de réaliste. Il y a des films qui ont des intelligences artificielles sympathiques mais qui se positionnent en 2500, donc je ne peux pas juger de ce qu’on sera capable de faire d’ici là. Il y a d’autres films où on sent qu’on n’est pas dans un avenir si lointain et où les intelligences artificielles sont beaucoup plus évoluées que ce que je crois qu’elles seront au même moment.

FenS : Vous m’avez dit tout à l’heure que l’intelligence artificielle était révolutionnaire. Est-ce que vous pourriez m’expliquer pourquoi ?

G.G. : C’est révolutionnaire parce que pour la première fois dans l’histoire du travail des hommes, des tâches à valeur ajoutée vont pouvoir être réalisées par des machines.

Si on fait un historique très rapide, au début il y avait l’homme et ses outils : c’était nos muscles, nos yeux et notre cerveau qui travaillaient. Avec la révolution industrielle, dans la deuxième moitié du dix-huitième siècle, on a remplacé nos muscles par des moteurs. On s’est mis à travailler avec des perceuses et des marteaux piqueurs. Cent ans plus tard, l’avènement de l’informatique a favorisé le développement de la robotique industrielle : on a remplacé les perceuses par des bras automates. Dans tous ces cas de figure, l’homme est toujours quelque part, même dans la dernière étape puisque c’est l’homme qui doit programmer le robot pour percer au bon endroit. Avec l’arrivée de l’intelligence artificielle, ce qui change, c’est que les automates deviennent capables de s’adapter tous seuls aux différentes pièces qu’ils doivent percer. Pourquoi c’est une révolution, parce que là, vous commencez à avoir un robot qui travaille un peu comme un homme : les yeux, la tête et les muscles. C’est la première fois dans l’histoire du travail qu’on en est à ce stade-là. C’est pour cela que je pense que c’est une vraie révolution, et je ne suis pas le seul à le penser d’ailleurs.

FenS : Quels sont les défis que la cohabitation avec les intelligences artificielles va poser ?

G.G. : Cela en pose pleins. Aujourd’hui on a tendance à survendre l’intelligence artificielle en disant que les robots compagnons, les assistants virtuels ou chatbots ont pour vocation de nous rendre la vie plus simple en interagissant avec nous de manière naturelle à l’écrit ou à l’oral. La vérité c’est que la capacité de compréhension des IA est un peu exagérée, si bien que le premier défi présent est de répondre à la frustration que cela crée chez l’utilisateur.

Dans la cohabitation future, ce premier défi va s’amenuiser, mais un autre plus idéologique va émerger. Je ne suis pas certain qu’un homme soit fait pour être assisté dans toutes les tâches du quotidien. Je pense que les hommes aiment accomplir certaines tâches simples comme la cuisine, qu’ils aiment parler d’homme à homme sans l’intermédiaire d’un système informatique.

L’un des défis, c’est de ne pas essayer à tout prix d’équiper l’homme avec un double cerveau numérique dans tout ce qu’il fait. Une bonne cohabitation, à mon avis, c’est d’avoir des IA spécifiques qui viennent nous aider ponctuellement sur des choses et de laisser l’homme vivre sa vie.

Cela veut dire que l’IA ne doit pas être omniprésente et qu’elle ne doit pas être trop visible. J’aime bien le slogan de Snips (N.D.L.R. : start-up en intelligence artificielle) : Make IT disappear parce que je partage assez la vision qu’il faut faire disparaître la technologie. Une vraie intelligence, on ne la voit pas forcément.

FenS : Y a-t-il des limites à l’intelligence artificielle ?

G.G. : Je n’en sais rien mais je pense qu’il y a des choses que l’IA aura intrinsèquement du mal à faire. Par exemple, aujourd’hui les IA sont incapables d’apprentissage non supervisé. C’est un terme un peu barbare qui veut dire que les IA sont incapables d’apprendre par elles-mêmes dans une situation inconnue. Elles ne peuvent apprendre que si on les a entraînées à reconnaître des patterns. On est vraiment aux balbutiements de l’intelligence artificielle, donc il y aura d’autres enjeux à l’avenir, par exemple pour déterminer si les machines peuvent être capables d’exprimer ou de ressentir des émotions.

FenS : Quels sont les défis de l’intelligence artificielle dans le domaine de la perception ?

G.G. : Les enjeux sont simples : il s’agit d’augmenter les capacités d’une machine à percevoir des choses de plus en plus inattendues, complexes, variables. Aujourd’hui une machine est capable de reconnaître de manière relativement fiable un humain dans une vidéo. Mais s’il sort du cadre d’apprentissage de la machine et qu’il est vu d’en haut, de côté ou de dos, alors l’IA ne sera pas à même de le reconnaître.

Un des enjeux de la perception, c’est donc de robustifier la capacité de ces algorithmes, qui marchent dans des conditions spécifiques, à fonctionner dans la vie courante.

Un autre enjeu plus complexe est d’améliorer le niveau de compréhension du monde des machines. Un humain va être capable de détecter un comportement suspect grâce à de nombreux micro-signaux, mais c’est aujourd’hui impossible pour la machine. Dans le contexte de menace terroriste actuel, cela pourrait être utile de pouvoir repérer de manière automatique les comportements suspects, mais les algorithmes en sont incapables car ils n’ont pas ce deuxième niveau de lecture.

FenS : Essaie-t-on toujours de reproduire les modalités d’apprentissage humaines chez la machine ?

G. G. : Il y a eu plusieurs courants mais de temps en temps on prend d’autres chemins. Quand on travaille sur des problématiques concrètes, le biomimétisme n’est pas toujours le meilleur modèle. Par exemple, en robotique industrielle, dont je vous parlais tout à l’heure, les robots vont à une cadence surhumaine : la machine est plus rapide et plus réactive et l’objectif n’est pas d’imiter l’homme.

Il y a des gens qui disent que si on avait voulu copier le comportement des oiseaux pour faire des avions, on chercherait encore, car on aurait essayé de faire en sorte que les avions battent des ailes.

Certaines personnes dans le milieu de l’intelligence artificielle se servent de cet exemple pour expliquer qu’on n’a pas besoin de reproduire le réseau de neurones des humains. Même si ces jours-ci on en prend plutôt la voie parce qu’il y a une mode du deep learning. Mais il n’est pas impossible que cela change un jour.

Equipe Angus.ai de prèsToute l’équipe d’Angus.ai

 

 

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